En 1959, la nationale 6 traverse de part en part la ville de Lyon (auj. D506) pour s'en échapper par l'Est et la vaste banlieue de Bron (auj. D306) connue pour avoir hébergé sur ses terres l'aéroport historique de Lyon. Le Guide Bleu de la France automobile 1954 rajoute cette précision: «on sort de Lyon par le pont de la Guillotière et le cours Gambetta. La route, à peu près rectiligne, traverse un vaste plateau d'alluvions glaciaires (riches cultures).» On en est assez loin désormais, puisque, de rond-point en rond-point, la route, environnée de grandes surfaces aux enseignes criardes, porte désormais le surnom (peu flatteur) de «route du meuble»... Ce chemin n’a pas toujours existé: la voie des Alpes est longtemps passé par Vienne, important carrefour de voies à l’époque romaine. Selon le Dictionnaire historique de Lyon, l’innovation «décisive pour l’avenir» de la cité, c’est la création au 1er siècle d’une voie rejoignant Bourgoin-Jallieu et d’un passage commode sur le Rhône (gué, pont… on ne sait pas précisément). «Dès lors, poursuit l’ouvrage, la route d’Italie peut arriver jusqu’à Lyon par l’actuelle avenue des Frères-Lumière.»
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La route nationale 6 historique, entre Lyon et le col du Mont-Cenis, vue sur une carte de 1933 définissant les "routes à priorité". Un document édité à l'époque par le Laboratoire de médecine expérimentale à l'intention du corps médical. |
Voilà Bron; à lire son site internet, le bourg, rattaché à l’Isère en 1790 à la création des départements, «passe» dans le Rhône en 1851. Les habitants seront rapidement reliés à Lyon dès 1881 avec une ligne de tramways à vapeur. Mais la grande affaire de Bron, c’est son aérodrome, ouvert dès 1910. De grands meetings s’y dérouleront et la plate-forme restera le principal aéroport de Lyon jusqu’à la création de Lyon-Satolas (auj. Saint-Exupéry) en 1975. Après Mi-Plaine et toujours d'innombrables ronds-points qui nous donnent le tournis, voilà Saint-Laurent-de-Mure, commune rattachée au Rhône en 1967. Le bourg, nous raconte le site internet de la mairie, «se constitue peu à peu, sans doute grâce au passage de la voie romaine qui reliait alors les provinces alpines à Lugdunum, la capitale des Gaules». Voilà encore quelques précisions intéressantes: «Le village abritait déjà un relais de poste au XVIe siècle. Sous Louis XV, le village voit la construction d'une large route royale qui deviendra impériale, puis nationale. Une partie du bourg se déplace alors vers cette voie de passage qui voit affluer soldats, mais aussi parfois des brigands, ce qui entraîne l'installation des forces de l'ordre.» Saint-Laurent est aussi une étape bien particulière: «La route est longue pour les soldats se déplaçant à pied de Lyon à Grenoble, nous raconte le site de la mairie, Saint-Laurent est alors la première étape des régiments, à la sortie ou à l'arrivée des casernes lyonnaises. Les cafés y fleurissent alors (!)»...
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A
la sortie de Bron, en direction de Chambéry (Photo: Marc Verney,
juillet 2008). |
Juste après le bourg, voilà le département de l'Isère. La R.N.6 historique s'appelle ici D1006. Quel ridicule... En si peu de kilomètres, voilà que la route a déjà changé trois fois de numéro!! Et cela ne risque pas de s’arranger avec la réforme territoriale… Le bourg de la Verpillière est contourné. Suivons donc la D125. Là, le long de la route impériale, est mené, sur ordre de Napoléon 1er, dès novembre 1808, un colossal chantier d’assèchement des marais de la Bourbre nés de la fonte des glaciers alpins: 600 ouvriers creusent, nous dit Sandrine Anselmetti dans la revue Isère magazine, «des centaines de canaux» jusqu’en 1814. Il seront profitables à la route: le botaniste Varenne de Fenille signale que «de nombreux voyageurs se noyèrent jadis dans ces marais… D’ultimes travaux, menés dans les années quarante donnent à la région ses paysages actuels». Plus loin, à St-Alban (lieu-dit La Grive), si l’on veut suivre la route historique, il faut emprunter la départementale 312. Une découverte intéressante y fut faite en 2008: une plaque Dunlop en bois de la N6 historique, accrochée depuis des lustres à un mur longeant la chaussée (des plaques similaires ont, depuis, été découvertes sur les anciennes N84 et N92)!
Bourgoin-Jallieu –la réunion des deux bourgs date de 1967- est à une quarantaine de kilomètres de l'agglomération lyonnaise. Le site, nous annonce Paul Méjean, dans Les Etudes rhodaniennes, «placé au débouché de la Bourbre dans les Terres-Basses», est à la fois un lieu de marché local et de passage. Mentionné par Antonin sous le nom de Bergusia, Bourgoin est l’une des stations de la voie Vienne-Milan. Au XVe siècle, lit-on encore dans l’article de Paul Méjean, «la ville est déjà renommée pour son commerce considérable de chanvre et de farines». Plus tard, c’est l’industrie de la soie qui fera, au XIXe siècle, la prospérité des lieux. A vrai-dire, en ce XXIe siècle, on s'y croit encore un peu dans la tentaculaire banlieue lyonnaise, qui pousse vers l'est à une vitesse ahurissante. Précision de Wikipédia: «Dans les années 1740, la situation de carrefour entre Lyon, Chambéry et l’Italie se renforce avec la construction de la nouvelle route de Grenoble (l’actuelle Route Napoléon, NDLR). La création de cette grande route est le prélude d’une série de travaux d’urbanisme: aménagement d’une place agrémentée d’une fontaine publique (actuelle place du 23-août), éclairage (installation de huit lampadaires à huile)»...
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R.N.85:
L'EMPIRE D'ESSENCE (I)
Entre
Grenoble et la Côte d'Azur , cette "route Napoléon" a fait tourner bien des têtes... Un cheminement mythique sur le site Sur ma route (lire) |
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Plaque
en bois de la RN6 à St-Alban-la-Grive. Sous la mention N6,
on peut y lire "Bourgoin 4k6, La-Tour-du-Pin 19k2; don de
Dunlop". Les couleurs ont largement disparu: on imagine
seulement que les mentions supérieures et inférieures
étaient bordées de rouge, et que les directions étaient
entourées de bleu (Photo: Marc Verney, juillet 2008). |
Maintenant, «la route, nous relate ici le Guide Bleu 1954, remonte la vallée de la Bourbre». On passe Ruy grâce à la départementale 548, qui est ici la R.N.6 historique (le trajet original y est coupé par l’autoroute A43). Puis on traverse Cessieu (fondée autour d’un camp romain) avant d’aborder La Tour-du-Pin, une quinzaine de kilomètres après Bourgoin-Jallieu. Le nom de la cité provient d’un château du XIIe siècle, construit «sur le pen», la «colline» en celtique nous apprend le site internet officiel de la cité. La position de la ville, située jusqu’en 1860 non loin de la frontière avec le duché de Savoie, fait que l’on y a trouvé, nous indique l’association La tour prend garde sur son site, un bureau des douanes installé «route de Lyon, l’actuelle rue Pierre-Vincendon». C’est à La Tour-du-Pin, à l’époque de l’empereur Claude, que la voie romaine traversant les Alpes prenait la direction d’Aoste (avenue Victor-Hugo) pour ensuite revenir sur Pont-de-Beauvoisin.
La route traverse le plateau des Terres-Froides, constitué au XIXe siècle de vastes espaces dédiés à l’élevage de bétail. Voilà la commune de Saint-André-le-Gaz, où se trouve l'embranchement ferroviaire de la ligne Lyon-Grenoble. Un drôle de nom né de la fusion, nous dit le site turritoire.org, de la paroisse de Saint-André et de celle du Gaz (signifiant ici le gua, le gué…). La route y traversait la Bourbre à gué jusqu’à ce que Napoléon y fasse «construire le pont à l’époque de la campagne d’Italie». L’ouvrage est cité en 1838, «en pierre, imposant avec une voûte unique en berceau, haute de 3,80 m» (bernard.schrambach.free.fr). Aux Abrets, la RN6 historique croise un autre axe important, la nationale 75 (D1075 en 2008) Paris-Grenoble. On y voit un carrefour actuellement en forme de giratoire, avec en son centre, un monument où se trouvent gravées les principales direction, en fait un ouvrage réalisé en 1913 et dédié à la «fée électricité», nous précise le site de la ville. A l'origine pourtant, cette «croisée» des Abrets, selon l'encyclopédie Wikipédia, se trouvait plutôt vers le quartier du Perret. Entre Les Abrets et Pont-de-Beauvoisin, on remarque sur le Géoportail de l’IGN que la route contemporaine D1006 se démarque un peu de l’ancienne chaussée du XIXe, qui suivait fidèlement la «voie romaine» peu avant le lieu-dit du Sablon.
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R.N.75:
LA "GRIMPEE" DES ALPES
C'était,
dans les années soixante, la route des Parisiens se précipitant
dès les premières neiges à l'assaut des stations de ski des
Alpes... (lire) |
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R.N.92:
AUX CONTOURS DES MONTS
Entre
Genève et Valence, cette belle route au parcours
atypique visite monts et merveilles avant d'atterrir au pays
des cigales... Une course au soleil qui va vous plaire (lire) |
Plus loin, deux villes se nomment Pont-de-Beauvoisin de part et d'autre de l'ancienne frontière entre le duché de Savoie et la France, aujourd'hui limite départementale entre les départements de la Savoie et de l'Isère... Mais ce n'est pas si simple, depuis le 7 novembre 1963, le côté isérois porte le nom de Pont-de-Beauvoisin alors que le côté savoyard s'appelle Le-Pont-de-Beauvoisin... Le vieux pont sur le Guiers supporte encore en son milieu une borne qui fixe les limites des deux anciens Etats et porte les armoiries de France et de Savoie. Il y avait là un ancien ouvrage fait de bois, constamment renouvelé. Le projet d’un pont plus pérenne date de 1543 mais ne fut achevé qu’en 1583. Un péage y sera prélevé. Initialement en dos d’âne, nous indique Wikipédia, le pont «fut reconstruit avec un tablier plat pour permettre le passage des carrosses». Détruit en 1940, il est refait à partir de 1945 d’une manière plus moderne à l’aide de certaines des pierres d’origine. Le côté isérois (Dauphiné) a été rattaché à la France en 1349 et la partie savoyarde annexée en 1860.
La route, désormais, doit franchir le massif de l’Epine, dernier chaînon du Jura méridional, pour rejoindre la région de Chambéry. Au fil des années, il y a eu différents itinéraires, soit filant droit à travers la montagne, soit contournant le massif par le sud et le nord… Au XVIe siècle, par exemple, lit-on dans un article de Pierre Dagenais dans la Revue de géographie alpine, le guide publié par Charles Etienne donne un itinéraire par Aiguebelette et Cognin. Pas facile d’ailleurs, cette voie! Un voyageur de 1518, Jacques Lesage, raconte: «Du pont de Biauvoisin au pied de la montagne Lesclebelette, il y a deux lieues qui valent plus de trois heures, car c’est un long chemin où les chevaux ont bien de peine car ce sont tous cailloux et roches». Un premier effort pour améliorer ce passage intervient au milieu du XVIIe siècle, indique encore Pierre Dagenais dans son article; car on établit «un service de messagerie entre Lyon et Milan». Mais cela arrive bien tard: la maison de Savoie décide en 1667 d’ouvrir une route par Les Echelles.
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A
gauche, aux Abrets, le carrefour avec l'ancienne nationale 75 Paris-Grenoble.
Jolie statue... A droite, juchée sur le pont, la borne frontière
entre duché de Savoie et France au Pont-de-Beauvoisin. Ici,
vue sur les armes de la Savoie (Photos: Marc Verney, juillet 2008). |
Du coup, la chaussée redescend désormais un peu vers le sud, oblique fortement à Saint-Béron (rectification) et remonte la vallée du Guiers en empruntant les gorges de Chailles (rectifications, là également). Au pied du massif de la Chartreuse et au confluent du Guiers-Mort et du Guiers-Vif, voilà le bourg des Echelles. Toute l'histoire du lieu tourne autour des voies de communication alpestres... Son nom vient en effet du passage des Echelles, une gorge étroite et escarpée qui était ici le seul itinéraire possible pour atteindre Chambéry, et qui, d'après l'histoire, n'aurait pu être franchie au Moyen Âge que par des escaliers taillés dans le roc... Dès 1649, lit-on dans la Notice historique sur l’ancienne route de Charles-Emmanuel II et les grottes des Echelles, Madame Royale, la mère de Charles-Emmanuel II fait faire des réparations sur le mur de soutènement qui canalise les eaux le long du chemin.
Situé à côté du petit village de Saint-Christophe-les-Grottes, le passage fut par la suite considérablement réaménagé par Charles-Emmanuel II entre 1667 et 1670, qui y fait réaliser une rampe d'accès monumentale de 400 m de long. L’article de Pierre Dagenais nous éclaire sur les difficultés rencontrées: «On avait dû en effet faire sauter 13 000 m3 de rocher, construire 6000 m3 de maçonnerie, damer et régulariser la rampe, établir des cunettes, des canaux et des parapets». Cette «voie sarde» désormais entièrement pavée, sera l'accès majeur vers la massif alpin. Le tout sera même «bétonné» au moment de la signature du traité d’Utrecht, où Victor-Amédée II y exige l’insertion d’une clause stipulant que tout le commerce terrestre entre France et Italie passe par la route des Echelles… La chaussée restera telle quelle jusqu'au percement du tunnel des Echelles. Cette galerie fut l’une des pièces maîtresses de la nouvelle route du Mont-Cenis. D’après Georges Reverdy, dans son monumental ouvrage Les routes de France au XIXe siècle, c’est en octobre 1803 qu’un ingénieur se penche sur l’affaire. En février 1804, l’Empire français décide de réaliser le tunnel qui laissera de côté l’ancienne voie sarde, jugée trop pentue. Les aléas financiers font que les travaux sont stoppés entre 1806 et 1812. Le 9 août 1813, les deux équipes de creusement se rejoignent; l’ouvrage est considéré terminé en 1817 (inauguration en 1820), alors que la région est retombée sous domination du Piémont-Sardaigne. L'ouvrage est aujourd'hui utilisé pour le passage de la nationale 6 historique qui, de là, remonte en de larges virages vers le col de Couz (612 m).
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En
direction de Chambéry, juste après Saint-Thibaud-de-Couz
(Photo: Marc Verney, juillet 2008). |
Longeant la montagne de l'Epine, la descente de la RN6 vers Chambéry est beaucoup plus paisible. L’ancienne route du XVIIe, peu avant le village de Gros-Louis, passait l’Hyères sur un ouvrage appelé le Pont-Manqué en raison de son positionnement… En consultant le Géoportail de l’IGN, on remarque d’ailleurs que le tracé de la D1006 diffère en plusieurs endroits de celui du début du XIXe siècle, notamment entre Saint-Thibaud-de-Couz et Cognin, suite à des glissements de terrain qui auront imposé ces modifications au cours du XIXe. L'amateur de patrimoine routier notera l'apparition de belles plaques indicatrices en émail survivant le long du trajet dans les deux bourgs précédemment cités. Là encore, nous dit Wikipédia, encore un peu d’influence napoléonienne: «Après l'aménagement du défilé des grottes par Charles-Emmanuel II en 1670, la traversée des marais de Saint-Thibaud-de-Couz situés dans la plaine était encore un véritable problème. De nombreux voyageurs se plaignirent auprès des autorités; il y eut même, dit-on, trois personnes embourbées avec leur calèche en 1684. Il fallut l'assèchement des marécages sous Napoléon pour pouvoir emprunter la route marécageuse Chambéry-Lyon sans trop de difficultés». Une voie moyenâgeuse plus ancienne y passait, par Saint-Jean-de-Couz, Valletaz et la Ratière. En 1928, certains élus de la région (à Saint-Alban de Montbel notamment) ont proposé de transformer –en partie- le tunnel ferroviaire de l’Epine en route nationale pour raccourcir le chemin vers Chambéry...
Aux temps anciens, on arrivait à Cognin en traversant le pont Saint-Charles terminé en 1671 et baptisé ainsi en l’honneur de Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, promoteur de l’ouvrage. Puis, à la sortie du bourg, lit-on sur le site du Groupe de recherches et d'études historiques de Cognin, «pour franchir l’Hyères et relier ainsi Cognin à Chambéry, il existe le Pont-Vieux daté de 1503, avec son architecture si pittoresque. Il s’appelait autrefois "Pont Notre-Dame", du même nom que la chapelle construite à côté de l’ouvrage à l’instigation d’Anne de Chypre, duchesse de Savoie. Il n’est devenu "vieux" qu’à partir de 1830, l’année où, à quelques dizaines de mètres, fut construit le pont neuf» sur lequel passe la route actuelle.
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A Chambéry, voilà une belle plaque de la route impériale 6
(Photo: Marc Verney, juillet 2008). |
Au km 112 depuis Lyon, voilà Chambéry, autrefois capitale du duché de Savoie et implantée, nous dit le Guide Bleu 1954 au milieu «de la large cluse qui réunit l’Isère au lac du Bourget». La N6 y pénètre par -bien sûr- la route de Lyon. La vocation de carrefour de la ville, nous raconte le site internet de Chambéry se traduit par «d’immenses faubourgs qui s’étirent le long des trois directions principales: vers Genève pour le faubourg Reclus-Nézin, la France pour le faubourg Maché et l’Italie pour le faubourg Montmélian. Ils sont occupés par des auberges et des artisans exerçant des métiers liés aux voyages (savetiers, maréchaux ferrants). Sur la route d’Italie, le faubourg Montmélian est le plus prospère». De la période savoyarde restent de beaux hôtels particuliers marqués par l'architecture turinoise. Au centre de la ville, on s’intéressera à la curieuse fontaine des Eléphants, un monument élevé, nous précise le Guide Bleu 1954, «à la mémoire du comte de Boigne», un homme, qui, fortune faite aux Indes, dota sa ville d'établissements «charitables». Dans Chambéry, Aix-les-Bains autrefois, on apprend que la ville perd ses remparts au début du XIXe siècle. De nouveaux boulevards sont achevés vers 1910. Chambéry est touchée par un bombardement allié le 26 mai 1944. Si la gare était particulièrement visée, on compte 120 morts et plus de 300 blessés dans le centre-ville. Trois cents immeubles sont détruits par les bombes. Du coup, la cité reste en chantier pendant vingt ans. La voie actuelle (du XIXe siècle) s'extrait de Chambéry en longeant le massif des Bauges, sur les pieds duquel poussent quelques arpents de vignes, oubliant le tracé de la route royale, qui coupait par Barberaz et la Ravoire... La bagarre a été cependant longtemps forte entre Grenoble et Chambéry pour le passage de la route vers l'Italie. Dans son article paru dans la Revue de géographie alpine, Jean Gillio indique: «Les Grenoblois et les Briançonnais font tout ce qu'ils peuvent pour que le tracé du Montgenèvre soit adopté, mais les conditions naturelles sont inférieures, et Crétet (natif de Pont-de-Beauvoisin, NDLR), directeur général des ponts et chaussées, est favorable au Mont-Cenis». Napoléon 1er, qui passe par la Maurienne en 1805 pour aller en Italie, se déclare séduit par le trajet et décide de faire passer ici la chaussée principale.
On arrive rapidement à Challes-les-Eaux, petite cité thermale connue pour traiter les affections respiratoires et maudite par les touristes amateurs de ski pour ses formidables bouchons des vacances de février dans les années 70 et 80... La source y a été découverte en 1841, un premier établissement thermal y est bâti en 1874 et voit s’installer, au fil du temps, des comédiens comme Louis Jouvet, Edwige Feuillère, Michèle Morgan, Annie Cordy... Après Montmélian, où se trouvait dès 1293 petit et grand péage sur la chaussée des Alpes, la route, totalement rectiligne, suit l'Isère -endiguée au XIXe siècle- jusqu'au lieu-dit de Pont-Royal, sur la commune de Chamousset. La route nationale 6 historique franchit l’Isère sur un ouvrage construit entre 1846 et 1853. Ce pont comprend cinq arches de 23 m de corde et 4,15 m de flèche. Avant, découvre–t-on dans l’article «La route de Maurienne et du Cenis de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle» d’Henri Onde, vers 1780, la chaussée franchissait l’Isère à la hauteur de Montmélian et remontait la combe de Savoie par la rive gauche en traversant la Chavanne, Coise, Maltaverne, Bourgneuf puis «entrait dans la vallée de la Maurienne à la Grande-Croix d’Aiguebelle».
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La R.N.6 historique dans la vallée de la Maurienne
(Photo: Marc Verney, juillet 2008). |
La N6 historique (D1006) débute dès lors sa remontée de la vallée de la Maurienne, où coule l'Arc. Couloir bordé d'énormes versants montagneux, la vallée est depuis toujours l'un des principaux axes de traversée des Alpes. Les lieux ont été largement remaniés par la main de l’homme. Ainsi, avant son endiguement, l’Arc et son lit envahissaient quasiment toute la vallée, laissant peu de place aux chemins. Du coup, apprend-t-on dans l’article d’Henri Onde, «la route (à la fin du XVIIIe siècle, NDLR), pour échapper à l’Arc, s’accrochait à la base des versants, non sans difficultés. (…) Ainsi s’explique son tracé dans cette section» qui va jusqu’à Epierre. Des travaux d’endiguement, menés de 1830 à 1841 vont, ici, donner à l’Arc une largeur maximale d’une soixantaine de mètres. Là encore, les travaux de rectification dureront jusqu’en 1854. D’Epierre à Saint-Jean-de-Maurienne, la chaussée doit passer «d’importants cônes de déjection et d’étroits défilés». Là, contrairement à la section précédente, la voie s’implante durablement sur la rive droite de l’Arc. Par contre, dans le défilé de Pontamafrey, la chaussée ancienne passe trois fois la rivière. Dans cette zone, nous raconte Henri Onde, «l’existence dès une date reculée de ponts de pierre dans le défilé de Pontamafrey prouve d’ailleurs l’ancienneté de ce tracé». Plusieurs ouvrages sont en effet signalés ici aux XIVe et XVI siècles.
Jusqu’à Modane, la route ancienne, dit encore Henri Onde, «se tord dans des gorges sombres, entre des versants aux formes lourdes, raides talus ébouleux de grès et de schistes houillers». C’est une partie difficile: en 1780, une crue «fatale au pont de la Denise, avait aussi emporté le chemin sous Francoz en trois endroits». Voilà maintenant Modane, important bourg industriel, connu pour ses accès aux tunnels ferroviaires et routiers (depuis 1980) vers l'Italie. La cité est même reliée à Chambéry et Lyon par l’autoroute A43 depuis 1997. En 1959, n'existe alors que le tunnel ferroviaire, dont les travaux ont débuté le 31 août 1857. Les travaux sont conduits par l'ingénieur Germain Sommeiller. Inauguré en septembre 1871, il fut utilisé l'hiver jusqu'en 1980 pour le transport par navette des automobiles, la RN6 passant par le col du Mont-Cenis étant impraticable à cause de la neige.
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Le beau passage vers les fortifications de l'Esseillon
(Photo: Marc Verney, juillet 2008). |
Après Modane, la route nationale 6 historique entre dans la vallée de la haute Maurienne. Là encore, au fil des siècles, différents tracés se chevauchent, se mélangent. Il faut passer les verrous de l’Esseillon, de Termignon, traverser des torrents aux crues monstrueuses, se battre contre les neiges d’hiver… Au XVIIe siècle, les voyageurs passent par le Bourget et Aussois (actuelle D215). Mais au XVIe siècle, on notait aussi l’itinéraire par la rive et Bramans. C’est ce dernier chemin qui allait servir pour établir la route impériale puis nationale 6. A Termignon, après avoir franchi le Foron, la route ancienne grimpait sec, en trois lacets, courts et aigus, vers Lanslebourg. En certains passages, la chaussée mesurait moins de trois mètres de large.
Le début du XIXe siècle va être un moment de grands travaux pour cette route… Il faut noter, nous précise Henri Onde, que «de Pont-de-Beauvoisin à Lanslebourg, en 1804, à la veille des grands travaux de modernisation,24 ponts sur 66 sont encore en bois». Jusqu’en 1813, la chaussée de Maurienne sera rectifiée sur les deux tiers de sa longueur totale. Les ingénieurs définissent le tracé: partout où cela est possible, «la route est assise au bord même de l'Arc sur une chaussée surélevée formant digue.» A Termignon, où des lacets difficiles freinent le voyageur, «un lacet majestueux à tournant unique et facile, qui remonte un instant la vallée du Doron», remplace l’ancienne voie. Les travaux sont achevés en 1811. Partout, la largeur passe à 8 m, dont 6 d’empierrements.
Les ruissellements importants nécessitent des travaux permanents sur les ponts et la chaussée. Ainsi, par exemple, dans un article de Gabriel Pérouse publié par le Recueil des travaux de l'institut de géographie alpine, on voit que le Conseil général du département du Mont-Blanc émettait des réserves quant à la solidité des travaux napoléoniens du début du XIXe siècle et pourtant si vantés, au sujet desquels un rapport statistique s'exprimera notamment ainsi: «Les travaux d'art, et notamment ceux qui ont été faits sur les bords de la rivière d'Arc, ont été très mal exécutés, de telle manière qu'aujourd'hui des murs de soutènement d'une hauteur considérable, et qui ont à peine douze à quinze ans d'existence, s'écroulent sur divers points, occasionnent l'éboulement de la chaussée et interceptent ainsi assez fréquemment le passage; «jusqu'à la réfection presque totale des travaux mal faits dans l'origine, l'entretien de cette route ne peut manquer d'être coûteux.» Les dernières rectifications se déroulent jusqu’en 1854, sous la domination sarde. A noter qu'une ligne de trolleybus (la première de France) a fonctionné entre Modane et Lanslebourg à partir de 1923.
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A
gauche, l'antique borne du col du Mont-Cenis a été
fraîchement repeinte... A droite, les impressionnants lacets
de la N6 juste après le barrage du lac du Mt-Cenis. L'Italie
n'est plus qu'à quelques encablures (Photos: Marc Verney, juillet 2008). |
C'est au sortir de Lanslebourg que le voyageur des années 50 rencontrait la douane française. Après les formalités requises, il entamait alors l'ascension du col, laissant sur sa gauche la «route des Alpes» (N202) qui filait vers Bonneval-sur-Arc et le col de l'Iseran. Construite de 1803 à 1813 sur des plans de l’ingénieur Dausse (qui arpente les lieux en 1802), la route actuelle compte six longues rampes (au lieu des trente-trois virages du sentier muletier dit de La Ramasse) pour atteindre le col du Mont-Cenis, à 2083 m d'altitude. Sur la nouvelle chaussée, la pente, nous dit Georges Reverdy dans Les routes de France du XIXe siècle, est «modérée, de 5% à 7%». En outre, et afin de porter secours aux voyageurs pris par la tempête, vingt-trois refuges furent bâtis entre France et Italie. Les bâtiments existent encore... et, dès celui qui symbolise le col, on a une vue magnifique sur la vallée qui s'étend en contrebas et son lac de barrage, situé à 1913 m d'altitude.
Toute la contrée est française depuis 1947 et le traité de Paris (on voit encore les anciennes bornes frontière au col). Il faut encore quelques kilomètres pour atteindre l'Italie. La route, qui suit l’ancien chemin muletier, passe le Plan-des-Fontainettes (plus haute altitude: 2093 m) et redescend derrière le barrage (haut de 120 m depuis 1968) pour entamer une série de vertigineux lacets qui emmène la N6 (D1006) dans la vallée de la Doire Ripaire et Suze, en Italie. De-ci, de-là, on peut voir le long du trajet les restes (tunnels) d'une voie ferrée à crémaillère qui a escaladé le col entre 1868 et 1871. Là encore, il s’agit d’un nouveau tracé de la route napoléonienne, l’ancien passant par Novalesa. Entre Sens, dans l'Yonne et la frontière italienne, la route nationale 6 historique aura parcouru 594 km. Belle balade!
Marc Verney, Sur ma route, septembre 2014 |